Un ultimatum ultraorthodoxe… et l’avenir de l’État « juif »

Un ultimatum ultraorthodoxe…
et l’avenir de l’État « juif »

Par Robert Inlakesh

Une publication The Cradle


Politique Religions Sionisme Guerre
Israël Palestine
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Traduit de l’anglais par EDB () • Langue originale : anglais


Le fossé qui se creuse entre les communautés laïques et ultraorthodoxes d’Israël n’a pas seulement un impact sur le bien-être militaire et économique de l’État, mais constitue une menace existentielle pour la stabilité de l’ensemble du projet sioniste.

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La communauté juive ultraorthodoxe d’Israël, les haredim, est le segment de la population du pays qui connaît la croissance la plus rapide. Cette évolution démographique se produit dans un contexte d’escalade des tensions entre la droite laïque et les factions religieuses nationalistes en Israël, ce qui suscite des inquiétudes quant à la stabilité de la coalition extrémiste du Premier ministre Benyamin Netanyahou — en particulier sur des questions litigieuses telles que la conscription militaire haredi.

Selon les projections, les haredim constitueront environ 16 % de la population de l’État d’occupation d’ici à 2030, et leur nombre croissant a déclenché un débat de société plus large sur l’orientation future d’Israël. Il s’agit notamment de concilier les politiques d’identité ethno-religieuse juive d’aujourd’hui avec les aspirations initiales des Israéliens à un cadre étatique « libéral-démocratique » moderne.

En 2018, la Knesset israélienne a adopté la loi controversée sur l’« État-nation », qui déclare officiellement que seuls les citoyens juifs ont le droit à l’autodétermination. Cette loi a ensuite été citée par Human Rights Watch et Amnesty International dans leurs rapports désignant Israël comme un régime d’apartheid.

Pour soutenir l’idée d’un État fondé sur la suprématie juive, il faut tenir compte du fait que les Juifs haredi ont un taux de natalitée de 6,4 contre une moyenne de 2,5 pour les Israéliens juifs. Cela fait de la communauté ultraorthodoxe un atout inestimable pour les Israéliens qui cherchent à maintenir un équilibre démographique dans lequel les Juifs restent clairement majoritaires — en dehors de la Cisjordanie occupée et de la bande de Gaza.

Les défis économiques et militaires

À d’autres égards, cependant, la communauté ultraorthodoxe d’Israël présente un certain nombre d’inconvénients pour l’État, notamment une ponction importante sur les ressources israéliennes.

Par exemple, la croissance de la population des haredim a créé des crises du logement pour leurs communautés. Selon une étude publiée par le Kohelet Policy Forumm d’Israël, un père haredi au chômage reçoit en moyenne quatre fois plus de subventions gouvernementales qu’un père non haredi.

Le taux de chômage de la communauté est deux fois plus élevé que la moyenne nationale, et seuls 14 % des élèves haredi obtiennent un diplôme d’études secondaires, contre 83 % dans les écoles publiques (religieuses ou non).

Mais, aujourd’hui, l’aspect le plus controversé de la relation entre les juifs ultraorthodoxes et l’État israélien est sans doute l’exemption de longue date du service militaire obligatoire dont bénéficient les premiers.

Dans les premières années de l’histoire de l’État d’occupation, seules quelques centaines d’élèves de yeshivot (une yeshiva est une école religieuse juive) bénéficiaient de cette exemption.

Toutefois, en 1977, le Premier ministre israélien Menachem Begin a étendu l’exemption à l’ensemble de la communauté haredi, une décision qui n’a cessé de diviser l’opinion publique, d’autant plus que tous les autres citoyens israéliens juifs sont tenus de servir dans l’armée.

L’absence de contribution des haredim à l’économie nationale et à l’armée, associée aux droits financiers extraordinaires qu’ils tirent des coffres de l’État, a fait d’eux les « personnes les plus détestées d’Israël ».

L’influence politique et les réformes juridiques

Malgré l’animosité du public, les ultraorthodoxes sont extrêmement importants pour le programme de colonisation illégale d’Israël et occupent aujourd’hui des positions puissantes, de « faiseurs de rois », au sein du gouvernement national et local. Selon l’Israel Policy Forum, environ un tiers de tous les colons de Cisjordanie sont haredi, et un nombre similaire est réparti dans la partie occupée de Jérusalem-Est.

Pour illustrer le poids politique croissant de cette communauté, la faction politique haredi, le Shas, a obtenu 11 sièges à la Knesset lors des élections nationales de 2022, devenant ainsi la troisième composante de la coalition gouvernementale. Le malaise de l’opinion publique a été exacerbé par le succès des partis ultraorthodoxes aux élections du conseil municipal de Jérusalem.

Il n’est donc pas surprenant qu’après sa victoire électorale, Netanyahou ait lancé une campagne de réformes juridiques controversées qui, selon ses détracteurs, transformeraient le modèle de gouvernance laïque d’Israël en un modèle théocratique.

L’empreinte des haredim sur la société israélienne ne peut plus être ignorée. La population qui connaît la croissance la plus rapide du pays est aujourd’hui présente dans tous les gouvernements locaux et nationaux et, grâce à la structure de coalition ultra-fragile de Netanyahou, elle est aujourd’hui en mesure de peser sur toutes les décisions sociales, politiques et militaires d’Israël.

La conscription ou l’exode

Mais, ces questions sont aujourd’hui au cœur de l’actualité. Fin mars, la Cour suprême israélienne a ordonné que les Juifs ultraorthodoxes reçoivent des subventions publiques pour leurs études religieuses et soient enrôlés dans l’armée.

Cette décision a été prise après que Netanyahou a retardé le vote à la Knesset d’un projet de loi visant à renouveler la prolongation de l’exemption de la conscription militaire pour les Juifs ultraorthodoxes. Auparavant, en mars, le grand rabbin séfarade d’Israël, Yitzhak Yosef, avait menacé que les haredim quitteraient tous Israël s’ils étaient contraints au service militaire.

L’ordonnance de la Cour suprême a provoqué un tollé dans la communauté, les membres haredi jurant de ne pas tenir compte de la loi et de « ne jamais servir dans l’armée ».

Le service militaire israélien a longtemps été découragé au sein des haredim, au point que ses membres ont été et peuvent être de facto excommuniés et rejetés par leur propre famille. En fait, les Juifs haredi qui ont décidé d’enfreindre les normes sociales et de s’engager dans l’armée disposent d’un bataillon de combat spécifique en Cisjordanie, appelé Netzah Yehuda.

Rendue moins de 24 heures avant la date limite du 1er avril pour le renouvellement de l’exemption de conscription, la décision de la Cour suprême a mis fin au financement de 50 000 étudiants à temps plein du Talmud, ce qui a incité 18 grands rabbins du Shas à signer une lettre condamnant cette décision. Le message dit « Nous ne nous laisserons pas dissuader d’aller en prison » et affirme que la conscription forcée est une conspiration visant à réduire l’observance du judaïsme ultraorthodoxe.

La guerre en cours à Gaza, le blocus imposé par le Yémen à tous les navires liés à Israël — dans plusieurs voies navigables régionales essentielles — et les opérations militaires quotidiennes du Hezbollah libanais dans le nord constituent un lourd tribut économique payé par Israël, et qui a mis à rude épreuve les ressources financières de Tel-Aviv. Ces dernières années, le coût du maintien des subventions accordées aux étudiants ultraorthodoxes des yeshivot est monté en flèche, atteignant 136 millions de dollars par an, ce qui constitue un argument de poids pour l’opposition israélienne qui souhaite mettre un terme à ce financement.

Le sort du gouvernement de Netanyahou

Le débat en cours sur la conscription haredi a atteint un stade critique, présentant des risques pour le leadership de Netanyahou et la stabilité de sa coalition chancelante. Le gouvernement d’urgence mis en place depuis le 7 octobre comprend des leaders de l’opposition comme Benny Gantz, du Parti de l’unité nationale, qui défient le Premier ministre à chaque étape du processus.

Gantz a lancé son propre ultimatum : quitter le gouvernement si des exemptions pour les haredim sont adoptées. Ses menaces s’inscrivent dans le prolongement des positions hésitantes de Netanyahou sur la question de savoir s’il adoptera les exemptions ou s’y opposera — ce qui montre à quel point le Premier ministre est contraint de faire preuve de prudence sur le plan de la politique intérieure, dans un contexte de guerre régionale et d’exemptions, et à quel point son gouvernement d’unité reste fragile.

Netanyahou est confronté à un choix cornélien : s’assurer le soutien de ses partenaires de la coalition haredi en maintenant leur exemption militaire, ou céder à tous les autres dans le pays et imposer la conscription haredi.

Le dilemme est encore compliqué par les implications potentielles sur l’expansion des colonies et la stratégie démographique d’Israël, ce qui, en fin de compte, a un impact sur la survie de l’« État juif ».

Le schisme qui menace l’État

Cette question a également débordé sur le schisme grandissant entre les factions israéliennes laïques et religieuses. Si les haredim ne rejoignent pas l’armée — ce qui est particulièrement critique en temps de guerre lorsque ces effectifs sont nécessaires —, cela signifie qu’au moins 40 % des détenteurs de passeports israéliens, y compris les ultraorthodoxes et les Palestiniens de 1948 (qui traditionnellement ne servent pas dans l’armée), seront exemptés du service militaire.

L’enquête 2021 du bureau central des statistiques israélien révèle que 45 % de la population juive d’Israël s’identifie comme laïque ou non religieuse. Il s’agit d’un pays très clairement divisé en matière d’observance religieuse du judaïsme.

Cette division est également mise en évidence par la réaction du public aux réformes juridiques proposées par Netanyahou, l’opposition oscillant entre 43 et 66 % tout au long de l’année 2023, selon les données des sondages.

En introduisant la complexité de l’intégration d’une partie importante de la population qui adhère au fondamentalisme religieux, l’ascension politique des haredim remet aujourd’hui en question la vision sioniste traditionnelle d’un État ethnique juif laïque.

L’aversion des haredim pour l’intégration dans une économie capitaliste moderne — et leur rôle dans le cadre d’un État qui aspire à être à la fois juif et démocratique — est profonde. Cela soulève des questions essentielles sur l’aspect pratique du sionisme, confronté aux réalités d’une société israélienne diversifiée et en pleine évolution.

En outre, la juxtaposition d’un gouvernement israélien de plus en plus religieux — avec en toile de fond une population qui comprend un nombre presque égal de Palestiniens — met en évidence les contradictions inhérentes au concept de « démocratie juive ».

Alors que les ultranationalistes laïques commencent à défier la droite religieuse représentée par Netanyahou, ce conflit interne continuera à ébranler les fondations d’Israël. Pendant que l’État d’occupation chancelle sous la pression d’une guerre régionale sur plusieurs fronts, comme il n’en a jamais connu dans sa courte histoire, c’est la question des haredim qui constitue aujourd’hui — au niveau interne — la plus grande menace existentielle pour l’ensemble du projet sioniste.

Sources :


Source de l’illustration d’en-tête : The Cradle
https://thecradle.co/articles-id/24372

 

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