La filière Nuland-Budanov-Tadjik-Crocus

La filière
Nuland‑Budanov‑Tadjik‑Crocus

Par Pepe Escobar

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Traduit de l’anglais par EDB () • Langue originale : anglais


La population russe a donné carte blanche au Kremlin pour exercer une punition brutale et maximale — où et quand il le faut.

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Attaques terroristes à Moscou depuis 1991
Moscou est une cible majeure pour les terroristes depuis le milieu des années 1990. Dans la plupart des cas, les attaques terroristes ont été perpétrées par des extrémistes religieux de la région du Caucase, lesquels sont qualifiés de « combattants de la liberté » par les médias mainstream occidentaux.

Commençons par l’enchaînement possible des événements qui ont pu conduire à l’attentat terroriste du Crocus. C’est aussi explosif que possible. Des sources du renseignement à Moscou confirment discrètement qu’il s’agit de l’un des principaux axes d’enquête du FSB.

4 décembre 2023. L’ancien chef d’état-major des armées, le général Mark Milley, trois mois seulement après son départ à la retraite, déclare au Washington Post, porte-parole de la CIA : « Aucun Russe ne devrait aller dormir sans se demander s’il va se faire égorger au milieu de la nuit […] Il faut retourner là-bas et créer une campagne de sensibilisation derrière les lignes. »

4 janvier 2024. Dans une interview accordée à ABC News, le « chef des espions » Kyrylo Budanov établit la feuille de route : des frappes « de plus en plus profondes » en Russie.

31 janvier. Victoria Nuland se rend à Kiev et rencontre Budanov. Lors d’une conférence de presse nocturne au milieu d’une rue vide, elle promet de « mauvaises surprises » à Poutine : un code pour une guerre asymétrique.

22 février. Nuland se présente à un événement organisé par le Center for Strategic and International Studies (CSIS) et revient sur les « mauvaises surprises » et la guerre asymétrique. Cela peut être interprété comme le signal définitif pour Budanov afin de commencer à déployer des opérations sales.

25 février. Le New York Times publie un article sur les cellules de la CIA en Ukraine : rien que les services secrets russes ne sachent déjà.

Puis, c’est l’accalmie jusqu’au 5 mars, date à laquelle un jeu d’ombres crucial pourrait avoir été mis en place. Scénario privilégié : Nuland a joué un rôle clé dans l’organisation d’opérations sales aux côtés de la CIA et du GUR ukrainien (Budanov). Les factions rivales de l’État profond ont mis la main dessus et ont manœuvré pour « mettre fin » à ses activités d’une manière ou d’une autre — parce que les services de renseignements russes auraient inévitablement fait le lien.

Pourtant, Nuland n’est pas encore « à la retraite » ; elle est toujours présentée comme sous-secrétaire d’État aux affaires politiques et s’est récemment rendue à Rome pour une réunion liée au G7, bien que son nouveau poste, en théorie, semble être à l’université de Columbia (une manœuvre d’Hillary Clinton).

Pendant ce temps, les moyens nécessaires à une « mauvaise surprise » majeure sont déjà en place, dans l’obscurité et totalement hors radar. L’opération ne peut être annulée.

5 mars. Le petit Blinken annonce officiellement la « retraite » de Nuland.

7 mars. Au moins un Tadjik parmi les quatre membres du commando terroriste visite le Crocus et se fait prendre en photo.

7 et 8 mars dans la nuit. Les ambassades américaine et britannique annoncent simultanément une possible attaque terroriste à Moscou, demandant à leurs ressortissants d’éviter les « concerts » et les rassemblements dans les deux jours à venir.

9 mars. Le très populaire chanteur patriotique russe Shaman se produit au Crocus. Il s’agit peut-être de l’occasion soigneusement choisie pour la « mauvaise surprise », puisqu’elle tombe quelques jours seulement avant les élections présidentielles du 15-17 mars. Mais, la sécurité au Crocus étant massive, l’opération est reportée.

22 mars. L’attentat terroriste du Crocus City Hall.

ISIS-K : l’ultime boîte de Pandore

Le lien avec Budanov est trahi par le modus operandi, similaire aux précédentes attaques terroristes des services de renseignement ukrainiens contre Daria Dugina et Vladimir Tatarsky : une reconnaissance minutieuse pendant des jours, voire des semaines ; l’attentat ; et ensuite une course vers la frontière.

Et cela nous amène à la connexion tadjike.

Il semble y avoir de nombreuses failles dans le récit concocté par la bande de loqueteux devenus tueurs de masse : ils suivent un prédicateur islamiste sur Telegram ; ils se voient offrir ce qui sera établi plus tard comme une somme dérisoire de 500 000 roubles (environ 4 500 dollars) pour tirer à quatre sur des personnes au hasard dans une salle de concert ; on leur envoie la moitié des fonds via Telegram ; on les dirige vers une cache d’armes où ils trouvent des AK-12 et des grenades à main.

Les vidéos montrent qu’ils ont utilisé les mitrailleuses comme des pros ; les tirs étaient précis, rafales courtes ou tirs uniques ; pas de panique du tout ; utilisation efficace des grenades à main ; fuite en un éclair, en se fondant dans la nature, presque à temps pour attraper la « fenêtre » qui leur aurait permis de franchir la frontière avec l’Ukraine.

Tout cela demande de l’entraînement. Et cela s’applique également pour faire face à un méchant contre-interrogatoire. Le FSB semble quand même les avoir tous brisés — littéralement.

Un agent potentiel, nommé Abdullo Buriyev, a fait surface. Les services de renseignement turcs l’avaient déjà identifié comme un agent traitant (handler) pour ISIS-K, Wilayat Khorasan en Afghanistan [en français : État Islamique — province de Khorassan / EI-K (NdT)]. L’un des membres du commando du Crocus a déclaré au FSB que leur « connaissance » Abdullo les avait aidés à acheter la voiture pour l’opération.

Ce qui nous amène à la fin de tout ça, à l’énorme boîte de Pandore : ISIS-K.

L’émir présumé d’ISIS-K, depuis 2020, est un Tadjik afghan, Sanaullah Ghafari. Il n’a pas été tué en Afghanistan en juin 2023, comme le prétendaient les Américains : il se cache peut-être actuellement au Baloutchistan, au Pakistan.

Pourtant, la véritable personne qui nous intéresse ici n’est pas le Tadjik Ghafari, mais le Tchétchène Abdul Hakim al-Shishani, l’ancien chef de l’organisation djihadiste Ajnad al-Kavkaz (« Soldats du Caucase »), qui combattait le gouvernement de Damas à Idlib, puis s’est enfui en Ukraine en raison de la répression menée par Hayat Tahrir al-Cham (« Organisation de libération du Levant » / Hay’at Tahrir al-Sham / HTS) — dans le cadre d’une autre de ces querelles classiques entre djihadistes.

Shishani a été repéré à la frontière, près de Belgorod, lors de la récente attaque concoctée par les services secrets ukrainiens à l’intérieur du territoire de la Russie. Il s’agit là d’un autre vecteur de « mauvaises surprises ».

Shishani était en Ukraine depuis plus de deux ans et y a obtenu la citoyenneté. Il est en fait le lien entre les groupes hétéroclites d’Idlib en Syrie et le GUR à Kiev — car ses Tchétchènes ont travaillé en étroite collaboration avec Jabhat Al-Nosra qui était pratiquement indissociable d’ISIS.

Shishani, farouchement anti-Assad, anti-Poutine et anti-Kadyrov, est le classique « rebelle modéré » dont la CIA et le Pentagone font la publicité depuis des années comme étant un « combattant de la liberté ».

Certains des quatre infortunés Tadjiks semblent avoir suivi l’endoctrinement idéologique/religieux dispensé sur Internet par ISIS-K, Wilayat Khorasan, dans un chat room appelé Rahnamo ba Khuroson.

Le stage d’endoctrinement a été supervisé par un Tadjik, Salmon Khurosoni. C’est lui qui a fait le premier pas pour recruter le commando. On peut dire que Khurosoni est un messager entre ISIS-K et la CIA.

Le problème est que le modus operandi d’ISIS-K pour n’importe quelle attaque ne comporte jamais une poignée de dollars : la promesse est le Paradis par le martyre. Pourtant, dans ce cas, il semble que ce soit Khurosoni lui-même qui ait approuvé la récompense de 500 000 roubles.

Après que son supérieur, Buriyev, lui a transmis les instructions, le commando a envoyé le bayat — le serment d’allégeance d’ISIS — à Khurosoni. L’Ukraine n’était peut-être pas leur destination finale. Un autre service de renseignement étranger — non identifié par les sources du FSB — les aurait envoyés en Turquie, puis en Afghanistan.

C’est exactement là que se trouve Khurosoni. Khurosoni était peut-être le cerveau idéologique du Crocus. Mais, il n’en est pas le client.

L’histoire d’amour entre l’Ukraine et les groupes terroristes

Les services de renseignements ukrainiens, le SBU et le GUR, utilisent la galaxie terroriste « islamique » à leur guise depuis la première guerre de Tchétchénie au milieu des années 1990. Milley et Nuland le savaient bien sûr, puisqu’il y a eu de sérieuses dissensions dans le passé, par exemple entre le GUR et la CIA.

Suite à la symbiose de n’importe quel gouvernement ukrainien post -1991 avec diverses organisations terroristes/djihadistes, Kiev post-Maïdan a renforcé ces liens, en particulier avec les groupes d’Idlib, ainsi qu’avec les organisations du Caucase du Nord, depuis le Shishani tchétchène jusqu’à ISIS en Syrie, puis ISIS-K. Le GUR cherche régulièrement à recruter des membres d’ISIS et d’ISIS-K par le biais de chat rooms en ligne. C’est exactement le modus operandi qui a conduit à Crocus.

Une association « Azan », fondée en 2017 par Anvar Derkach, membre de Hizb ut-Tahrir, facilite en réalité la vie en Ukraine des terroristes, Tatars de Crimée compris — de l’hébergement à l’assistance juridique.

L’enquête du FSB permet de remonter la piste : Crocus a été planifié par des professionnels — et certainement pas par une bande issue du rebut de la société tadjike et au QI limité. Pas par ISIS-K, mais par le GUR. Un false flag classique, avec des Tadjiks paumés ayant l’impression de travailler pour ISIS-K.

L’enquête du FSB dévoile également le modus operandi standard du terrorisme en ligne, partout. Un recruteur se concentre sur un profil spécifique ; il s’adapte au candidat, en particulier à son — faible — QI ; il lui fournit le minimum nécessaire pour un emploi ; ensuite, le candidat/exécutant devient jetable.

Tout le monde en Russie se souvient que, lors de la première attaque sur le pont de Crimée, le conducteur du camion kamikaze était parfaitement inconscient de ce qu’il transportait.

Quant à ISIS, tous ceux qui suivent sérieusement l’Asie de l’Ouest savent qu’il s’agit d’une gigantesque arnaque de diversion, avec le transfert par les Américains d’agents d’ISIS de la base d’Al-Tanf vers l’est de l’Euphrate, puis vers l’Afghanistan après l’humiliant « retrait » de l’Hégémon. Le projet ISIS-K a en fait débuté en 2021, après qu’il est devenu inutile d’utiliser les hommes de main d’ISIS importés de Syrie pour bloquer la progression inexorable des talibans.

L’excellent correspondant de guerre russe Marat Khairullin a ajouté un autre morceau juteux à cette salade funky : il dévoile de manière convaincante l’angle du MI6 dans l’attaque terroriste du Crocus City Hall (ici en anglais et en deux parties postées par « S »).

Le FSB est en plein milieu du processus laborieux visant à démanteler la plupart, voire la totalité, des connexions ISIS-K–CIA/MI6. Une fois que tout sera établi, il faudra payer.

Mais, l’histoire ne s’arrêtera pas là. D’innombrables réseaux terroristes ne sont pas contrôlés par les services de renseignement occidentaux — même si ces réseaux travaillent avec les services occidentaux via des intermédiaires, généralement des « prédicateurs » salafistes qui traitent avec les agences de renseignement saoudiennes ou celles du Golfe.

Le cas des hélicoptères « noirs » utilisés par la CIA pour extraire des djihadistes de Syrie et les déposer en Afghanistan est plus une exception — en termes de contact direct — qu’une norme. Le FSB et le Kremlin seront donc très prudents lorsqu’il s’agira d’accuser directement la CIA et le MI6 de gérer ces réseaux.

Mais, même avec un déni plausible, l’enquête du Crocus semble mener exactement là où Moscou le souhaite : découvrir l’intermédiaire crucial. Et tout semble pointer vers Budanov et ses hommes de main.

Ramzan Kadyrov a lâché un indice supplémentaire. Il a déclaré que les « programmateurs » du Crocus avaient délibérément choisi d’instrumentaliser des éléments d’une minorité ethnique — les Tadjiks — qui parlent à peine le russe, afin d’ouvrir de nouvelles blessures dans un État multinational où des dizaines d’ethnies vivent côte à côte depuis des siècles.

En fin de compte, cela n’a pas fonctionné. La population russe a donné carte blanche au Kremlin pour exercer une punition brutale et maximale — où et quand il le faut.

Sources :


Source de l’illustration d’en-tête : Strategic Culture Foundation
https://strategic-culture.su/news/2024/03/26/the-nuland-budanov-tajik-crocus-connection/

 

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